mardi 27 octobre 2015

Camden : premier chapitre




















Préface

Je déteste le mot « storytelling », car il implique trop souvent une mise en scène vulgaire par des stratèges qui méprisent l’intelligence du consommateur. En lançant la nouvelle identité de notre agence, nous avons voulu communiquer son essence, sans toutefois tomber dans le piège de la frime d’une industrie qui tend trop souvent à se complaire dans un vocabulaire qu’elle seule est à même de comprendre. Notre idée : un flirt littéraire, une nouvelle, huit chapitres, huit chansons à écouter pendant la lecture, huit semaines. Un peu comme une série télé. Mais surtout, une liberté absolue accordée à son auteur et une transposition qui prendra son sens différemment d’une personne à l’autre. Pourquoi la diffuser sur FacteurPub ? Car nous croyons que les blogues peuvent servir à autre chose qu’à émettre de l’opinion. Alors vraiment, en toute humilité, sans une once de prétention et avec, je l’avoue, plusieurs papillons dans l’estomac, je me lance et je vous l’offre. Mais non sans prendre le temps de vous remercier à l’avance du privilège, immense, que vous me faites de m’accorder votre temps de lecture, que ce soit pour un chapitre ou pour la nouvelle en entier.     

m.


« La musique creuse le ciel. »
- Charles Baudelaire, Journaux intimes (1887)






Chapitre 1
Debby

Elle gémissait par saccades, en plantant dans son dos ses ongles trop parfaitement vernis de ce taupe Chanel que toutes arboraient cet automne-là ; elle sortait sa langue pour la joindre à la sienne, mais il détournait systématiquement son visage pour l’éviter et préserver sa concentration. Huit minutes. C’est tout ce qui le séparait d’un petit pactole. Huit interminables minutes à inlassablement pistonner cette quinquagénaire trop parfumée, rencontrée quelques mois auparavant dans un cocktail du Publicité Club où il servait des canapés de foie gras à la figue fraîche, afin de payer sa fin de mois tout en bonifiant son réseau de contacts. Une quinquagénaire, à quelques années de la retraite, qui n’acceptait pas plus son âge que l’incontinence relative d’un mari de vingt ans son aîné. Et malgré des investissements répétés pour aplanir son ventre, arrondir ses seins, gonfler ses lèvres et minimiser ses pattes d’oies, cette verbomotrice présidente d’une agence de publicité sur le déclin n’avait visiblement plus les moyens de ses ambitions amoureuses, en plus d’infliger une haleine qui trahissait une molaire pourrie, ou deux, qui sait ? Plus elle s’approchait de son plaisir, en transe, rivée sur ses yeux, plus la douleur qu’elle infligeait à Julian, avec ses griffes, l’éloignait d’elle. Après un dernier sprint olympique où elle lui aurait volontiers décerné une médaille d’or pour la persévérance, il relâcha finalement la purée, bien assuré au préalable par l’orgasme trop long et bruyant de sa partenaire. Relativement dégoûté, il y était arrivé en pensant très très fort à une scène vue la veille dans un clip où une fille, trop jolie pour faire de la pornographie, feintait d’apprécier la dix-huitième décharge sur son visage angélique. Quelques minutes plus tard, après avoir déminé l’ambiance en initiant quelques échanges banals, il ramassa ce que Debby lui avait laissé sur la table basse placée à l’avant de cette suite junior du W, se rhabilla rapidement et quitta sans dire mot, vidé, désensibilisé malgré un dos charcuté, mais avec ce qu’il lui fallait pour subsister encore quelque temps. Il n’avait pas mis de condom, car elle lui semblait trop dépassée pour représenter un risque réel. Et parce que ça en valait la chandelle.

Après une vingtaine de minutes à somnoler dans le métro, il revint chez lui, au cinquième étage d’un immeuble industriel au revêtement noirci par la pollution. Il louait un loft rectangulaire assez spacieux mais mal chauffé. Le plafond, à 14 pieds, amplifiait l’effet de vide relatif qui régnait. Les murs de briques peintes à de nombreuses reprises et l’éclairage déficient étaient compensés par de grandes fenêtres, qui donnaient directement sur la rue. À une extrémité à gauche, près des fenêtres, un vieux loveseat baroque devant un meuble télé minimaliste ; de l’autre côté, une chambre rudimentaire constituée d’un matelas Queen déposé à même le sol, au centre d’une table de chevet coloniale orpheline et d’une chaise antique grège trouvée dans un marché aux puces ; un peu plus au centre, sur et autour d’un imposant bureau d’agent d’assurance des années 70, un studio d’enregistrement composé d’amplificateurs, de haut-parleurs compacts, d’un ordinateur portable, d’une console de mixage, de trois guitares — dont deux électriques — d’un clavier assez récent et de micros, dont un superbe Rode Classic sur pied ; vers l’avant, une grande table ronde en bois massif brûlée par des joints de haschich, accompagnée de cinq chaises dépareillées ; puis dans l’espace arrière, les pièces avec plomberie : à gauche, une minuscule toilette fermée, avec bain sur pieds, rideaux de douche de plastique translucide jaunis, achetés par le locataire précédent, et une vanité minuscule avec lavabo intégré ; puis sur le côté droit, finalement, dans un espace étroit et mal aéré, une cuisine rafistolée de vieux électros ocre, d’un comptoir de mélamine blanche tachée par du vin, de quelques armoires en bois et d’un petit évier rempli de vaisselle sale. Il émanait de l’endroit une odeur inqualifiable, synthèse nauséabonde des serviettes moisies par l’humidité, des déchets en putréfaction avancée compactés dans la poubelle, et d’un linge à vaisselle étonnamment rigide. Ce loft demeurait néanmoins son quartier général. Il y était bien. C’était tout ce qu’il possédait.

Il vivait à moins de trente minutes du centre-ville, près d’une ligne de train qui joignait la banlieue nord. Petits cafés, restaurants typiques, pubs surannés, studios de tatouage old school, boutiques de vinyles vintages et friperies poussiéreuses faisaient vibrer son quartier au rythme d’une autre époque, celle d’avant la lobotomie collective infligée par les réseaux sociaux et les téléphones intelligents. Un quartier où l’on s’accordait toujours cette liberté de ressentir la douleur comme le plaisir, où l’on humait doucement les arômes des épices en route vers le marché public ; un quartier où l’on pouvait encore prendre le temps de discuter assis sur un banc, sans se presser, et où l’on pourrait toujours prendre place seul au bar pour siroter une bière, en attendant de draguer ou pas, sans jamais se sentir jugé. Un quartier où le temps pouvait être simplement dégusté comme autrefois. Un quartier tissé serré.

En rentrant chez lui, il barra la porte, enleva ses chaussures puis ses chaussettes, qu’il huma par réflexe. Il déposa ensuite sur la table son portefeuille nouvellement épaissi, ses clés, et son téléphone dont la pile affichait 6 % d’autonomie, avant de fermer les grands rideaux afin de tamiser la lumière projetée par les grands réverbères de dehors. Exténué, il laissa tomber ses jeans skinny aux motifs militaires à côté de son lit, défait depuis des semaines, mais conserva son t-shirt noir ajusté, avant de finalement sombrer, comme une loque, dans un profond sommeil. Le reste de la nuit et une bonne partie de la journée passèrent en quelques instants, avant qu’un bruit violent ne vienne le réveiller subitement, entre deux cycles. On cognait à la porte. Fort et sec. Il décida de faire le mort en espérant que ça cesse, les yeux fixés sur le plafond. Ça ne pouvait pas être son propriétaire, car le loyer était réglé. Mais ça ne cessait pas et les coups sur la porte se faisaient de plus en plus insistants. Son rythme cardiaque s’emballait soudainement. Les pensées se bousculaient dans son esprit encore engourdi par le sommeil. Il ne devait d’argent à personne. Il n’avait menacé personne. Le bruit s’amplifiait et résonnait maintenant dans le loft en entier, par séquences rapprochées, insoutenables. Un voisin qui voulait se plaindre des odeurs ? La police ? Non, il n’avait rien à se reprocher. Un malentendu ? Un junkie perdu ? Combien de fois s’était-il plaint de cette serrure brisée à l’entrée de l’immeuble… Puis, une voix grave se fit entendre, dans un mélange d’agressivité et d’exaspération : « J’sais que t’es là. Ouvre. Ouvre ! Ouvre sinon j’vais défoncer et t’arracher la tête de mes propres mains !! OUVRE MAINTENANT !!! »

Le prochain chapitre sera publié le 3 novembre.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

LinkWithin

Related Posts with Thumbnails