mardi 3 novembre 2015

Camden, la nouvelle - Chapitre 2


Chapitre 2
Lou

Julian reconnut la voix après quelques secondes. L’adrénaline avait fini par éclaircir sa mémoire. La menace n’en était pas une. Bruno ressemblait à un bulldog mais ne mordait pas. Il était trapu, le crâne rasé, les yeux bleus, un petit anneau argenté à l’oreille gauche, toujours vêtu que de noir : veste de cuir, polo, pantalon droit et bottes Doc Martens classiques. Il ne lâcherait pas le morceau, pas son genre. Julian le savait. Il dut donc sortir de son lit, par dépit. Il remit alors ses skinny et se dirigea vers la porte pour ouvrir, la main gauche dans les cheveux, en annonçant qu’il arrivait, d’une voix usée, morne.
Bruno : « Tu regardes pas les nouvelles ? T’as pas pris tes messages ? Prends-tu tes osties de messages parfois ? Ta mère mourrait que tu l’apprendrais un mois trop tard… »

Julian, irrité, le regard furtif, mais se doutant du motif de cette visite : « Ma mère est morte depuis quinze ans le cave. Qu’est-ce que tu veux ? »

Bruno, très sérieux : « C’est Lou. Il s’est effondré sur scène hier. Il te réclame. Il fait que dire ton nom en boucle depuis ce matin. En fait, il n’a fait que ça toute la journée. Il veut pas manger. Il déraille. Je l’ai jamais vu comme ça. J’ai tenté de faire venir son médecin à la maison, mais il a refusé net. Ça va vraiment pas. Viens avec moi, reste juste un peu avec lui, ensuite j’te ramène, pas plus d’une heure ou deux. J’te promets que j’te ramène. Dis combien tu veux… »

Julian, sur la défensive : « Tu sais comment ça s’est terminé la dernière fois. Je m’étais juré. Plus jamais. Tu peux pas me demander ça… C’est pas une question d’argent. »

Bruno, le regard direct et franc : « J’ai pas envie d’être ici. Tu sais ce que je pense de toi. Mais je le fais pour lui. Viens. Fais-moi pas te supplier. Je vais t’en devoir une… »

Bruno lui tendit quelques billets, de grosses coupures. Trois ou quatre. Son regard s’était attendri. Son inquiétude était palpable. Le silence devenait un vendeur à pression.

Julian : « Une heure. Pas plus. »

Bruno : « Oui. Juré. Pas plus. Je t’attends dans l’auto. »

Bruno était à la fois l’agent, le confident, le garde du corps et le chauffeur de Lou depuis ses débuts. Et probablement son plus fidèle ami, malgré leur hiérarchie. Trente ans de loyauté absolue. Lou était et avait toujours été son grand projet, son unique projet. Bruno tirait sa satisfaction de la longévité d’une carrière qu’il avait contribué à ériger lentement, un morceau à la fois, avant d’en vivre chaque instant de succès par procuration. Pour lui, Julian n’était qu’une distraction puérile qui s’était lentement métamorphosée en obsession. Lou avait le monde à ses pieds depuis tant d’années : neuf albums platine, six tournées mondiales, des stades remplis à capacité, de Buenos Aires à Sydney, des hymnes pop reconnus des babyboomers aux milléniums, plusieurs villas, une collection unique de Chassagne-Montrachet remarquée jadis par Wine Spectator, un réseau d’amis qui s’étendait de Wong Kar Wai à Brian Ferry… Comment pouvait-il désirer la seule personne avec qui les ponts semblaient définitivement brûlés ? C’est trop souvent le propre des gens qui ont tout, de penser mériter retrouver ce qu’ils ont déjà jeté, las de leur possession.

Le trajet fut court car Bruno conduisait trop vite. Il ventait beaucoup et faisait un temps maussade, où la bruine glaciale nous rappelle à quel point l’épiderme du front peut être engourdi par le froid. En arrivant, Julian se souvint trop bien de la dernière fois où il avait franchi les portes de cette vaste demeure victorienne, située en retrait, à deux cents mètres d’un large boulevard. Son corps en portait encore quelques stigmates. En entrant dans le grand living, où un splendide piano à queue Steinway & Sons rouge partageait la vedette avec un dripping monochromatique de Pollock et un croquis de Soutine — un nu —  il était là, étendu sur un canapé en cuir blanc, habillé très partiellement d’un long peignoir en soie aux motifs asiatiques, qui laissait entrevoir ses testicules flasques. Lou était grand. Encore plus impressionnant en personne. Ceux qui ne l’avaient vu qu’à la télé croyaient qu’il mesurait moins de six pieds, alors qu’il dépassait en réalité les six pieds trois pouces. Il était très mince, ce qui amplifiait la longueur de sa silhouette, avec des cheveux blonds mi longs en vagues vers l’arrière, et le front légèrement dégarni sur les côtés. De dos, il ne faisait pas ses cinquante-six ans. De face, beaucoup plus. Sa maigreur était graduellement devenue un handicap qui amplifiait la visibilité de ses rides et l’effet d’usure de sa peau, causés par des années de décalage horaire, de maquillage, et par certains excès datant pour la plupart d’une époque où Nirvana décapait la planète à grandes doses de Lithium. Julian entra timidement dans la pièce, suivi de Bruno. Quand il réalisa sa présence, Lou se redressa tout d’un trait, comme pour retrouver sa dignité. En regardant Julian, il sourit avec ses grands yeux verts, ses lèvres fines demeurant figées et légèrement tremblotantes, vulnérable de dépendance.  

Julian : « Qu’est-ce qui se passe ? Ça va pas ? »

Lou : « De la fatigue, trop de fatigue. La promotion du dernier album m’a vidé. C’était pas une bonne idée cet album. J’aurais dû attendre. Mais t’es là Julian ! As-tu faim ? Veux-tu boire quelque chose ? J’me suis tellement ennuyé… Serre-moi fort. J’ai besoin de te sentir. Viens t’asseoir près de moi. »

Julian disparut de manière familière dans la cuisine attenante, le temps de se servir un Campari-orange avec glaçons. Il emporta par la même occasion un petit sac de noix mélangées trouvé dans le garde-manger. Ensuite, il s’assit sur le canapé, près de son ancien amant, tout en conservant une certaine distance. Il avait un travail à faire pendant une heure. Il devait s’atteler à la tâche en demeurant crédible, et surtout, ne jamais quitter son personnage. À son rôle, il devait rester fidèle.

Lou, le timbre de voix très bas, honteux : « Je tiens à m’excuser. J’étais plus moi. Les images me tournent en tête depuis un mois et ça me tue. J’voulais pas te faire de mal. Pardonne-moi. J’ai vraiment perdu la tête... »

Julian, plus sincère qu’il ne le voudrait : « Je sais, je sais… Je t’en veux plus, mais j’peux pas oublier. Mais toi, tu peux pas rester comme ça. Même Bruno sait plus quoi faire pour te sortir de ta torpeur. Pourquoi tu vas pas passer quelques semaines à Bali ? La chaleur, la mer, t’as plein d’amis là-bas, non ? »

Lou, sur le bord des larmes : « Mais moi j’ai besoin de toi, ici, Julian. Tu penses peut-être que j’suis fou, mais j’suis juste fou de toi. J’te demanderai jamais d’être à moi, t’es trop beau et trop jeune pour ça, mais quand t’es là, comment j’peux te dire ça, c’est comme si tout se calme en moi. Tu vois ? Ça fait pas cinq minutes que t’es là et j’vais déjà mieux. Tiens-moi la main… »    

Julian, se rapprochant et obtempérant : « Qu’est-ce qui s’est passé hier soir sur scène ? »

Lou : « Je t’ai fait suivre. J’aurais pas dû, je l’sais. Je voulais m’assurer que t’allais bien, que tu manquais de rien. Et quand j’ai su que t’étais encore monté au W avec cette vieille fripée, j’ai disjoncté. J’étais rendu sur scène, mais ma tête était ailleurs. Si j’pouvais juste refaire le passé… C’était les médicaments, en fait le mélange avec l’alcool. J’en ai la certitude maintenant. Tu m’disais d’arrêter mais je t’entendais pas. J’étais comme possédé. Tu l’sais Juju que j’suis pas comme ça, hein ? Dis-moi que tu l’sais… »

Julian acquiesça. Ils discutèrent encore quelques minutes, montèrent ensuite à la chambre des maîtres et firent l’amour doucement, presque trop tendrement, en cuillère. Lou sanglotait. Il réalisait que ce qui avait été brisé entre eux ne pouvait être rapiécé. La suite post-orgasmique fut brève : Julian le regarda directement dans les yeux, sans agressivité, et lui dit qu’il ne devait plus être harcelé ou suivi. Il lui affirma ensuite que c’était terminé. Que les événements n’avaient qu’accéléré ce qui devait se produire de toute façon. Qu’il devait voler de ses propres ailes. Qu’il voulait exprimer son talent sans en être redevable à quiconque. Qu’il avait confondu son admiration avec d’autres émotions. Lou pleurait malgré lui en tentant de conserver une certaine contenance. Ses lèvres souriaient pendant que ses yeux transpiraient une élégie tragique. Julian le consola du mieux qu’il put, tout en lui faisant promettre de ne plus entrer en contact avec lui. Il lui mentit en lui disant qu’il conserverait toujours un doux souvenir de lui. En fait, ce qu’il ressentait vraiment ressemblait plus à de la pitié. Lou lui répondit qu’il serait toujours là. Julian, lui, savait qu’il ne reviendrait à cet endroit qu’en cas d’extrême nécessité. 

Six semaines passèrent. Il revit Debby quelques fois, toujours au W. Les arbres, nus, tremblaient désormais, tandis que la lumière se faisait de plus en plus timide. Il végétait comme un ado, alternant le binge watching de séries sur Netflix et la masturbation assistée par ordinateur. Parfois, entre deux épisodes, il sortait quelques minutes pour aller à la petite épicerie indienne du coin, ou encore pour boire, seul, une pinte de Boddingtons au Village, un pub situé à quelques pas de chez lui. Il n’avait aucun projet en vue. Sa léthargie l’éloignait graduellement des quelques amitiés qui avaient survécu à ses périodes de tumulte répétées. Il se couchait tard et se levait tard, quand il se levait. Il confondait même parfois le soir et le matin. Mais un mardi, peu avant minuit, en fumant un joint sur le bord d’une fenêtre tout en écoutant une chanson mélancolique de Cat Power — Where is My Love — il ressentit une profonde excitation s’emparer de tout son corps. L’épisode débuta par un léger picotement dans la paume des mains, puis par un désir de courir, de respirer profondément ; il avait l’impression étrange qu’il s’envolait dans la pièce, qu’il était détaché de son corps. Il croyait réellement surplomber son loft à l’horizontale, de manière intuitive. Il sut très clairement, à ce moment précis, avant de retrouver son enveloppe corporelle et de retomber sur son lit, pourquoi il n’avait jamais réussit à aimer personne. Épiphanie ou effet psychotrope ? Probablement les deux. Mais ce qui était clair, c’était que Julian possédait tous les talents. La musique. Les arts. La logique. Son physique était plus que favorable, il avait du bagou ; mais, comme des milliers de jeunes de sa génération, la coquille et les aptitudes ne pouvaient compenser un vide apparent : il n’avait absolument rien à raconter. Et là, probablement à cause du cannabis, il avait ressenti émerger une ébauche de sa propre substance. Une grande porte s’était soudainement entrouverte. Mais aurait-il seulement la force d’en franchir le seuil ?

Le prochain chapitre sera publié le 10 novembre.

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