mercredi 1 mai 2013

La limeuse


Traverser la ville du nord au sud par l'autobus de la ligne 80 relève d'une expérience sociologique sans égal. J'y étais car j'avais laissé ma voiture pour la journée chez mon garagiste favori ayant pignon sur la rue Liège Ouest. 

Du jamaïcain funky figé dans les années 70 et digne d'un film de «Blaxploitation», à la nonagénaire asiatique aussi ridée que souriante, en passant par la comédienne prétentieuse d'Outremont à l'accent radio-canadien et qui se la joue à s'écouter parler, en compagnie de son amie «wannabe» bouche bée, la mosaïque multiculturelle y est vivante, vibrante, respectueuse, inspirante. C'est pour moi une grande source de fierté que d'appartenir à ce tissus riche et complexe. Ce Montréal, c'est le plaisir de discuter philosophie avec un chauffeur de taxi iranien, ce sont les effluves irrésistibles de Little India, les échanges passionnés de deux dames portugaises coin Rachel et Saint-Dominique, le surréalisme percutant de la tenue vestimentaire des hassidiques sur Hutchison et la douce et poétique nonchalance des hipsters du Mile-End. Un trajet sur la ligne 80, c'est tout ça et même plus, à un détail près. 

Je lisais tranquillement mon journal, certains discutaient, tout était agréable, vous savez ce sentiment de solitude apaisant, cette solitude en compagnie des autres. Jusqu'à ce qu'un bruit absolument intolérable ne vienne gâcher la sauce. Son visage était sévère. Elle était vêtue de noir. Les cheveux attachés grossièrement. Avec de grands yeux pas laids mais surtout pas sympathiques et des lèvres crispées. Elle était assise de l'autre côté, seule, impassible, dans sa bulle. Elle avait dans les mains une grosse lime à ongles achetée pour 3$ dans une pharmacie de Parc-Extension. Et elle limait ses ongles avec une vigueur exceptionnelle. Une vraie machine. L'équivalent d'une petite scie qui grinçait si fort qu'on n'entendait plus que ça. Sa voisine, plus irritée que moi, la regardait avec un air subjugué. Des soupirs fusaient, de plus en plus audibles, mais rien n'y faisait: la limeuse limait, de toute ses forces, obnubilée par sa mission, compulsive, la poussière d'ongle se répandant dans l'air à travers les rayons de soleil matinaux comme la sciure d'un moulin. Elle débarqua coin Fairmount, provoquant un énorme sentiment de soulagement. S'ensuivit une fin de trajet délectable. Et calme.

La limeuse, c'est l'incarnation de la primauté du droit personnel au détriment du bien du groupe, c'est la transposition de l'égocentrisme, de l'inconscience et de l'impertinence d'une certaine droite détestable. C'est également un formidable révélateur de notre excès de timidité et de respect devant la connerie des intolérants. La limeuse - et là vous comprendrez que je parle d'elle au sens large, de ce qu'elle représente - c'est la personnification du cancer qui ronge notre société: l'individualisme. Tout comme ces ignares du volant qui nous envoient paître à défaut de s'excuser lorsqu'ils passent à un cheveu de causer un accident, en ayant négligé de signaler et de regarder leur angle mort; tout comme ces «angry white males» qui font un usage abusif de l'intimidation sur les réseaux sociaux pour bien relayer leurs gourous vulgaires des radio poubelles, dénués de substance, de rigueur intellectuelle et de culture: la limeuse irrite et mine la cohésion du groupe au profit de son petit nombril. Tel un moustique dans une tente la nuit, elle fait perdre patience et incite aux pires jurons. J'aurais dû me lever et lui demander poliment de cesser son cirque mais je ne l'ai pas fait. J'en suis à comprendre pourquoi pour ne plus jamais lui laisser ce pouvoir sur moi.

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