samedi 24 mars 2012

Le moment


Il n'y a pas de publicité à Kitcisakik, une communauté autochtone anicinape (algonquine) située à environ 90 km de Val-d'Or, dans la Réserve faunique La Vérendrye. La publicité recherche des cibles, elle vise un retour sur l'investissement. Or, cette communauté est invisible. J'y étais jeudi avec mon équipe pour  faire le portait d'une infirmière exceptionnelle y oeuvrant depuis plus de 10 ans, elle s'appelle Martine Carrier. Et même si Kitcisakik est invisible aux yeux de la majorité, à travers les yeux de Martine, pour un bref moment, j'ai vu.

Pourquoi annoncer à Kitcisakik quand la plus grande part du budget de ses habitants est attribuée au règlement, en mode accéléré, de prêts consentis pour l'achat des habitations, car peu ont accès au crédit hypothécaire des banques? Pourquoi tenter de les convaincre d'acheter notre produit quand ils doivent allouer des sommes délirantes au combustible nécessaire à alimenter une triste génératrice et différents systèmes de chauffage désuets? Alors qu'au même moment, des employés d'Hydro-Québec s'affairent à quelques dizaines de mètres de là à travailler sur la digue du barrage Bourque, qui facilite l'optimisation d'autres barrages situés un peu plus loin… Mais dont les habitants de la communauté n'ont injustement pas accès. 

Il n'y a pas de publicité à Kitcisakik, il n'y a pas d'alimentation à un réseau électrique, pas ou peu d'eau courante, mais il y a des enfants. Et ces enfants grandissent. Que voient-ils? Comment perçoivent-ils leur réalité? Quel est leur véritable avenir?

Au-delà des préjugés, qui relèvent malheureusement d'une réalité encore bien présente, que ce soit la toxicomanie, la violence sexuelle ou l'extrême pauvreté, on trouve à Kitcisakik une représentation infiniment juste du contraste que révèle une culture ancestrale nomade avec nos impératifs sédentaires matérialistes. Assimiler ces individus au mode de vie compulsif de la bibitte que nous sommes équivaut à vouloir résoudre la quadrature du cercle. C'est de ce contraste qu'émerge selon moi la plus grande tristesse: cette oisiveté apparente décriée avec tant de véhémence par tellement d'ignorants épris du Gros Bon Sens, mais qui sont finalement contaminés par le racisme latent et la rage de l'intolérance. Oui, il y a des regards perdus et des visages livides à Kitcisakik. Beaucoup trop de chiens errants. Des habitations dans des états innommables. Mais les enfants sont vrais. Ils ont parfois l'âge de mon Tout-petit et quand ils jouent avec l'infirmière de la communauté sur l'espace de la patinoire, fondue par une météo de juillet en mars, ils le font avec la même énergie que le soleil qui a dénaturé cette fin d'hiver. Sans relâche.

Il n'y a pas de publicité, peu d'eau courante, très peu d'électricité, de la pauvreté, mais des enfants et des gens qui aiment, qui aident; des gens qui ont souffert et qui se sont pris en main: des filles parties à Val d'Or se prostituer, mais qui sont revenues avec les meilleures intentions pour un temps; des adolescents toxicomanes qui ont relevé le défi du sevrage et qui contribuent maintenant à aider leur clan. Mais rien ne garantit qu'ils ne retomberont pas. Car c'est en cela que nous ne comprenons rien, nous les smattes à cravates: ces personnes vivent le moment quand nous tentons de le fuir. Et il y a à Kitcisakik plus de moments de grâce que de moments de débauche. Plus d'amour que de violence. Et très peu de moyens. C'est pour ça que la publicité ne s'intéressera jamais à eux. Et c'est bien parfait ainsi.



Crédit photos: Félix Bernier

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