mardi 17 novembre 2015

Camden, la nouvelle - Chapitre 4



Chapitre 4
Bruno

Sueur abondante. Tremblements. Sentiment de mort imminente. Difficulté à retrouver son souffle. Oppression dans la poitrine. Mal de tête. Nausées répétitives. Il était 22h34 et l’état de Julian, reclus avec les danseuses à l’arrière-scène du Ballroom Circus, tranchait clairement avec l’insouciance des milliardaires et des vedettes, qui s’échangeaient regards et répliques superficielles, entre deux gorgées d’un Romanée-Conti ou d’un cocktail du mixologue Manuel Wouters. Il se sentait néanmoins vivre, malgré tout, en dépit de l’anxiété extrême d’un trac devenu paralysant. Il était 22h45 quand Eva leur donna le signe. Le noir était complet, à l’exception d’un faisceau de lampe de poche qui guidait le groupe vers une porte qui donnait sur une échelle qu’ils devaient tous gravir pour joindre une plateforme circulaire entourée d’un épais rideau de scène. Il était accroupi au centre sur une micro-plateforme, les danseuses qui l’entouraient demeurant légèrement plus bas. Lorsque les rideaux, tirés vers le haut en deux dixièmes de seconde, le laissèrent exposé à la vue de tous, il se redressa sans réfléchir, le poing dans les airs. La musique débuta, organique, alliage d’échantillonnages et d’instruments interprétés par des musiciens cachés dans une fosse à l’avant-scène. La basse et le rythme faisaient littéralement vibrer le sol. La plate-forme sur laquelle il se tenait tournait lentement. Il commençait à déclamer les paroles à la manière d’un slammeur qui savait véritablement chanter, en allongeant les notes sans fausser. Les prochaines minutes passeraient en quelques instants furtifs. Il était en transe.

Le numéro, originalement prévu dans un registre opulent, dégageait une vulnérabilité irrésistible. Julian suintait le talent : il était juste, mélodique, dans le rythme, tout en retenue… Mais c’est son regard sombre et mélancolique qui charmait vraiment le public. Il tenait une Fender Stratocaster noire, portait un veston de tuxedo noir, des designer jeans sombres et des Converse Varvatos. Son torse était entièrement nu sous son veston. Élégance nonchalante, dégaine naturelle, bref, rien ne semblait faux dans ce qu’il dégageait. Après un peu plus de dix minutes, les rideaux retombèrent autour de lui, les danseuses demeurant éparpillées dans la salle en guise de transition vers le prochain numéro. Il ne pu réagir à l’ovation spontanée qui résonna dans la salle à peine une seconde après sa dernière note de guitare. Une ovation d’autant plus surprenante qu’elle émanait d’une foule relativement éteinte et blasée, qui n’avait pas encore réagit de toute la soirée.


Les 25 000 $ gagnés en quelques minutes ne représentaient rien, comparés à l’exposition qu’il avait obtenu auprès des plus riches et influentes personnalités de la planète, qu’il pourrait ensuite côtoyer jusqu’aux aurores. En s’approchant lentement de l’un des nombreux bars, Julian savourait chaque seconde de son premier accomplissement depuis des lustres, en plus de ressentir une sécurité financière qu’il n’avait jamais ressentie de toute sa vie adulte. Eva vint le retrouver après quelques minutes et son sourire trahissait sa fierté. Elle l’embrassa spontanément sur la bouche avec ses lèvres peintes d’un rouge Guerlain irrésistible, laissant une marque évidente. Elle devait retourner à ses tâches, mais promit à Julian de le rejoindre pour les douze coups de minuit. Il était seul, savourant le moment, grisé par les endorphines. On jouait maintenant du Oasis avant la prochaine prestation. Supersonic. Alors il se commanda un Gin Tonic et fixa les cuisses d’une danseuse qui se trouvait à quelques mètres de lui, en se demandant à quel point il la voulait. Elle lui rendit son sourire et s’approcha lentement, lascivement. Rendus à quelques pas l’un de l’autre, la tension des regards se fit interrompre par l’arrivée impromptue de la dernière personne de qui Julian s’attendait à recevoir des éloges.


Il était en état d’ébriété relative, pas au point de débiter des âneries, mais disons à l’étape du « sourire ». Bruno n’était pas avec Lou, qui avait préféré rester à Bali pour les Fêtes, entiché cul par dessus tête d’un jeune mannequin séoulite. Il prit donc Julian par surprise, de dos, en plaçant sa main sur son épaule, à la manière d’un vieux pote :


Bruno : « Bien fait le jeune. T’es pas juste bon pour te pencher finalement. Je suis surpris. Jamais j’aurais cru que t’avais ce talent. Lou m’en avait parlé souvent, mais Lou voit jamais clair quand il parle de ses amants… »


Julian : « Merci mais va chier Bruno. Chien-chien n’est pas avec son maître ? Va mordre quelqu’un d’autre. »


Bruno : « Calme-toi. J’suis sérieux. T’étais solide, élégant, touchant même. Moi j’ai toujours fait que mon travail, du mieux que j’pouvais. Lou n’aura jamais connu personne de plus fidèle que moi. Personne. »


Julian : « Pourquoi tu parles au passé ? T’es son bras droit, non ? »


Bruno : « Non. Plus maintenant. Des décennies données à ce con. J’ai su dès le début qu’il était narcissique. Tous les artistes le sont. Des connards de narcissiques finis. Mais lui, j’croyais en lui, il avait quelque chose de spécial. J’ai tout abandonné pour lui : ma jeunesse, mes espoirs de famille… Mais bon, inutile de revenir là-dessus. C’est terminé. TER-MI-NÉ. Qu’il s’arrange. J’voulais pas t’emmerder. Je pensais vraiment ce que je t’ai dit. J’te laisse là-dessus, bonne chance, désolé… »


Julian : « J’sais bien que tu faisais ce que t’avais à faire. Mais t’as pas idée à quel point j’me suis senti comme un déchet avec Lou. Toi tu savais tout. Même la première fois. J’avais pas 17 ans. Tu savais à quel point il jouait avec moi quand ça lui tentait. Et quand j’ai viré tout ça à mon avantage, là, t’es monté aux barricades. C’était pas correct. Mais fuck, c’est le passé, et là on va célébrer la nouvelle année sous peu. Alors fuck encore. Fuck le passé. Fuck Lou. Santé Bruno ! »


Bruno, heurtant le verre de Julian avec son Laphroag : « Santé ! T’es un gars correct toi. Si t’as besoin d’aide pour ta carrière, fais-moi signe. Ça va jamais te redonner ce que t’as perdu, mais ce sera ça. J’suis sérieux. Prend ma carte. Appelle-moi la semaine prochaine. Fais-le. »


Bruno retourna à un son groupe d’amis, essentiellement des bonzes de grandes compagnies de disque et quelques vedettes, laissant Julian songeur. Euphorique, il retrouva la danseuse quelques minutes plus tard, dragua avec elle et la pénétra assez sèchement, par derrière, dans un cabinet de toilette. Il n’appréciait pas particulièrement cette position, mais c’était plus commode ainsi. Le condom enlevé et l’appendice encore un peu gluant, il se dirigea ensuite vers le bar. Minuit approchait, dans une ambiance aussi évanescente qu’ambivalente. Eva réapparu tel que promis, soulagée. Tout se déroulait comme prévu. L’explosion du grand moment, qui surviendrait dans quelques instants, avait été rodée au quart de tour : des ballons qui exploseraient, dispersant des tonnes de particules qui viendraient, à la manière d’étoiles spontanées, teinter d’un bleu alimentaire le champagne dans les centaines de coupe Riedel dressées au bout des bras de convives en osmose, puis éclairage en contre-plongé, et, finalement, apparition de U2 sur la chanson Pride (in The Name of Love).

Des sheiks enfilaient, en groupe, dans un salon privé, des escortes à 10 000 $ l’heure, la plupart blondes, grandes et trop maigres. Quatre ou cinq femmes, membres d’une association de power-lesbiennes du milieu des finances, profitaient de cunnilingus prodigués par des geishas au teint laiteux et aux lèvres presque noires, étendues sur des canapés légèrement en retrait. D’autres financiers et bourgeois notoires s’adonnaient au poker, jouant futilement des sommes qui ruineraient pour un siècle le commun des mortels. Étaient servis, en continus : huîtres de Kumamoto sur glace, queues de homard et verrines de boeuf de Kobe sur lit d’algue, entre autres choses. Alors que plusieurs personnes se mêlaient au groupe et échangeaient avec des inconnus, d’autres demeuraient opaques, en cercles très fermés. À la fin du décompte, pendant qu’étaient projetées partout dans la salle des photos de moments marquants de l’année qui se terminait, Eva serra Julian très fort dans ses bras, presque trop fort, son menton s’imbriquant dans le cou de son ami. Elle ne le relâcha que pour l’embrasser tendrement, puis passionnément, lors du grand moment. Ils s’embrassèrent en tournant pour s’étourdir, la pluie d’étoiles bleutées rendant magiques un refrain qui liait toutes les sauces, toutes cultures unies : In the name of love, what more in the name of love, in the name of love, what more in the name of love. Ce moment aurait pu être fleur bleue mais, étrangement, il ne l’était pas. Cette nuit ne se termina jamais. Enfin si, mais le tourbillon qui l’accompagnait, non.

Le prochain chapitre sera publié le 24 novembre.

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